Les Grecs et leur guerre civile
« Grâce à mon amie Françoise Arvanitis, qui était correspondante en Grèce, mon équipe et moi sommes allés nous interroger sur la guerre civile grecque : un conflit terrible qui fit suite à la Seconde Guerre mondiale, qui divisa le pays de façon considérable et conduisit le gouvernement, proche de la Grande-Bretagne et des Américains à mettre en place des camps de détention. Le plus terrible des camps se situait sur une île quasiment déserte qui se trouve en face du cap Sounion, dans l’Attique et s’appelle Makronissos, “la grande île”, car elle est très longue. Nous nous y sommes rendus en petit caïque, une barque de pêcheur, avec Françoise Arvanitis qui me servait de traductrice et des survivants de cette île, venus nous raconter comment ils avaient vécu cette guerre civile grecque. Nous avons donc débarqué sur cette île sèche, quasiment sans végétation, où on demandait aux communistes de signer un acte de reddition consistant à abjurer leur idéologie communiste. Mais ça voulait dire se retrouver parjure dans les villages où on avait vécu, donc c’était quasiment une façon d’être condamné par ceux qui étaient les siens auparavant. Sur cette île, il y a donc eu des tortures, certains ont été été assoiffés jusqu’à des dimensions catastrophiques, d’autres jetés dans des sacs à la mer, avec des chats à l’intérieur, pour qu’ils soient griffés par ces animaux qui ne supportent pas la mer et l’eau… Ils en ressortaient avec des plaies. Et j’avais en face de moi des témoins de cette période-là, qui avaient courageusement bataillé pour leur survie et celle de leurs idées, dans un décor qui était celui de la Grèce l’été : extrêmement enchanteur. Quand on pense « massacres de masse », « torture », on ne pense pas à un ciel bleu, une mer bleue, une terre a priori hospitalière, à l’origine de bien de nos mythologies personnelles… On était dans un endroit comme celui-ci, avec des gens qui nous racontaient, parfois avec un brin d’humour, cette vision un peu apocalyptique de leur déréliction, la façon dont ils avaient été méprisés, torturés. Ça a été une leçon de vie assez considérable.
Cette guerre, malheureusement, n’a pas été conservée parmi les grands conflits européens du XXe siècle, et pourtant, pour les Grecs, elle a été extrêmement marquante. C’est une façon de prendre conscience qu’il y a des événements très importants qui ne le sont pas pour les autres parce que ça ne participe pas à leur sphère, à ce moment-là. On était entre 1946 et 1949, les Français avaient autre chose à faire, ils étaient dans la conclusion de la Seconde Guerre mondiale, la renaissance de la IVe République, donc ils n’ont pas vraiment regardé de ce côté-là ; ou en tout cas, ça n’a pas perduré dans leur mémoire. Mais c’était très intéressant d’être dans cet endroit périphérique pour l’Europe de l’époque, qui redevenait central par les témoignages. »
Source: Makronissos (1/2), dans « La Fabrique de l’histoire », 9 avril 2001