Le vieil homme et l’armistice
« Pour ce même documentaire, nous allons, avec notre réalisatrice Christine Robert, rencontrer un vieux général, le général Bourgeois, qui avait 104 ans. On est très étonné ! Il est autonome, il vit dans son propre appartement. Il nous conduit, même s’il a un peu de difficulté à marcher, dans son petit bureau dont il ferme la porte, et on commence à faire tourner le magnétophone pour l’enregistrer. Il avait été prisonnier en Poméranie, jusqu’en novembre 1918. Nous sommes en 1998, donc quatre-vingt ans plus tard, et il nous raconte ses souvenirs avec beaucoup de fraîcheur, de facilité, une grande capacité de récit. À un moment on frappe à la porte de son petit bureau, donc on arrête l’enregistrement. Entre un vieillard, plus vieux que lui d’apparence, qui traîne des pieds – on entend ses savates glisser sur le parquet – et il dit : “Je vous présente mon fils”. On est surpris, car son fils doit avoir à peu près quatre-vingt, quatre-vingt cinq ans, et il est plus abîmé par la vie. On le salue, il ressort, on referme la porte, et je demande à ma réalisatrice de redémarrer le magnéto. Je dis au vieux général : “Nous en étions là de l’enregistrement”, et il me fait signe avec les doigts :
– Non, non…
– Pourquoi, non ?
– Il faut que je redémarre depuis le début…
Je lui pose alors les mêmes premières questions, et le témoignage s’enchaîne de la même manière… On prend conscience qu’en fait, cet homme a dû raconter 150 ? 200 ? 300 ?… 500 fois la même histoire ! Le récit de ce qui s’est passé dans ce camp de Poméranie, le 11 novembre 1918, quand il a été libéré. C’est une leçon sur ce qu’est le témoignage. Celui-là était lissé comme un galet, travaillé comme si les flots, la vague, l’avait tourné, retourné… Il n’avait plus aucune aspérité. Ça ne voulait pas dire qu’il n’était pas vrai, mais il était convenu dans le sens où il avait été raconté de la même manière à tous les interlocuteurs qui voulaient l’entendre. C’était très intéressant pour réfléchir à ce qu’était un récit héroïque, et aux autres moments où le récit avait été tu, caché, pour laisser place à la dimension épique. J’ai beaucoup appris car j’ai compris qu’entre la mémoire et l’Histoire, il y avait une différence. Que la mémoire était une matière pour l’historien, mais qu’elle devait être passée au crible d’autres éléments permettant de la contextualiser. Ensuite, cet entretien a été à l’origine de certaines formes que nous avons mises en oeuvre dans la première « Fabrique de l’histoire » en 1999, et en particulier ce qu’on a appelé la “salle des mémoires”, ou “salle des discours” : nous interrogions la capacité à commenter un discours, tout en ne le réécoutant pas, pour voir la différence entre ce qu’il y avait sur la bande d’archive que nous avions diffusée et le témoignage de ceux qui s’en souvenaient vaguement, comme lorsqu’on est dans un dîner de famille, ou dans une réunion privée. On voulait rendre tangible pour les auditeurs la distance entre ce dont on se souvient et ce dont se souvient l’archive enregistrée. »
Source : 11 novembre 1918, le basculement d’un monde, dans « L’histoire en direct », 2 nov. 1998