Le sanctuaire
De bon matin on peut sentir dans les rues qui entourent le quartier latin l’odeur du soleil qui tape contre les pierres blanches. Les façade riches accusent cette lumière bienfaitrice et peu à peu reprennent vie.
Le frémissement poli des bonnes familles anime doucement la rue Soufflot, se répand au pied du jardin du Luxembourg pour s’emparer ensuite des boulevards Saint-Michel et Saint Germain. Au milieu de cette effervescence, quelques étrangers embarrassés contemplent d’un air béat le Panthéon qui se dresse tout au bout de la rue d’Ulm. Dans une retenue instinctive, vulgaire, ils préfèrent se tenir en retrait de cette foule si précieuse, véritable souveraine de ces lieux immaculés.
Bien que cela fasse désormais deux ans que j’ai intégré le quartier, j’ai toujours en moi cette admiration pieuse, cette timidité sacrée dès que je lève furtivement les yeux pour apercevoir, le temps d’un instant, la Tour Clovis. Comme si sa majesté n’était réservée qu’à une petite élite et qu’à chaque fois que je pénétrais dans le cloître sublime du lycée Henri IV je commettais une profanation. Timidement alors je m’asseyais sur le banc qui faisait face au noble monument aux morts, je gardais les yeux rivés sur la pelouse parfaitement tondue et j’écoutais, muette attentive, la vie qui se déployait autour de moi : les élèves au ton posé qui s’amassaient autour de la petite porte de l’intendance, les professeurs acerbes, les employés si gentils mais si discrets qu’ils se sentaient comme des exilés sur une terre qui ne leur appartenait pas. J’ai passé tout de même de longues heures, sur ce même banc, à hâter mon repas avant la reprise des cours, à rédiger des « khôlles » en temps limité, le cœur battant à tout rompre d’excitation et de crainte, j’ai passé un temps infini à noircir mes carnets de croquis et d’écriture, comme une voyageuse qui explore les mondes inconnus. Ce cloître, force centripète du Paris Latin, a vu mes émois les plus honteux tels que la peur, le sentiment d’imposture et l’orgueil brisé. Mais ces arcades propres et condescendantes, se transformaient quelques fois en un théâtre des plus belles rencontres.
Un soir, la tour clovis a observé avec bienveillance une de ces interactions heureuses et fortuites qui font sourire toute une vie. L’air égaré, comme sortie d’un long sommeil, une petite femme au béret rouge franchit le portail grandiose du lycée. Malgré l’énorme sac qui pendait à son épaule, son allure était digne et mystérieuse. Son corps de ballerine russe se balançait au gré de ses pas incertains et ses petits yeux craintifs balayaient le cloître vide avec une fascination indulgente. Elle me vit alors, prostrée sur mon banc et sentit qu’elle pouvait s’adresser à moi. Pour elle j’étais comme une figure familière vers laquelle on pouvait se diriger sans crainte. Un peu comme lorsqu’on se retrouve dans un pays étranger, sans en parler la langue, et qu’enfin nous tombons sur une personne qui peut nous comprendre et relayer notre parole. Elle ouvrit la bouche et pendant quelques secondes aucun son ne sortit. Elle finit par prononcer quelques phrases hésitantes. Son accent slave glissait sur les mots comme sur un parquet ciré, le roulement de sa langue contre son palais animait sa requête d’un charme auquel on ne pouvait se refuser. Humblement, presque honteusement même, elle tendit au bout de sa main frêle un petit prospectus qui annonçait une mise en scène contemporaine de « La Voix Humaine » de Cocteau. Elle était venue déposer quelques tracts afin de rameuter de riches étudiants épris de littérature et de théâtre mais elle n’avait trouvé personne pour la guider. C’était comme si le lycée était désert, abandonné aux mains roturières d’une artiste et d’une jeune étudiante timorée. Je l’ai invité à me suivre et nous avons longé le cloître pour atteindre le bâtiment de la vie scolaire. Sur le chemin, elle m’a expliqué à voix basse, comme pour ne pas briser la tranquillité du lieu, en quoi consistait ce spectacle, qu’elle était elle-même actrice, metteuse en scène et danseuse. Je trouvais sa retenue attendrissante et paradoxale, elle qui devait jouer devant des salles entières mais qui à présent voutait ses épaules, se réduisait au chuchotement pour ne pas que ses paroles dépassent les murs sévères de l’antique enceinte.
C’est ce que le cloître de cette ancienne abbaye inspirait ; une crainte pieuse, sacrée, une impression de grâce lorsqu’on foulait le sol de ce prestigieux monument, un respect absolu qui nous interdisait de tenir des conversations futiles. Théâtre de ce jeu de la transgression et des rencontres silencieuses, je sais à présent que ce lieu hors du temps subsistera dans ma mémoire comme un magnifique souvenir, comme le cœur battant du Paris Latin.